Victor Cupsa

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Chemin à travers tableaux
Editions Lettropolis
277 pages et 70 reproductions


Introduction

"Victor Cupsa ou la crucifixion sur la statue de la liberté"

Par Ana Blandiana, poète, essayiste.

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Je n’ai jamais écrit ni chroniques plastiques ni chroniques littéraires. Malgré cela, dès le moment où j’ai feuilleté l‘imposant album-essai de Victor Cupsa, « Chemin à travers tableaux » (Lettropolis, Bruges, 2014), j’ai su que j’écrirai sur lui ;  plus que cela, que je vais sentir comme un devoir, le besoin de le faire.
Tout ceci parce qu’il s’agit d’un livre contenant entre ses élégantes couvertures d’album, non seulement des démarches artistiques aux définitions différentes, divergentes même, mais aussi, échappées à la rotation obsédante sur les orbites inquiètes autour du
 
'Yalta' - zoom...
'Yalta' - 116x89 Huile sur toile 1973
Collection privée


soleil de la peinture, des analyses d’une vive acuité sur le monde à travers lequel son chemin, jalonné par ses tableaux, passe.
C’est avant tout un album, reproduisant le résumé d’une carrière artistique (bien  que le mot « carrière » manque trop d’émotion pour coller à ce peintre) ne choisissant parmi -probablement- des centaines de tableaux d’une vie passée devant son chevalet, que 55 toiles et 16 dessins. Mais les images, incitant le regard à une contemplation prolongée, sont mélangées comme les cartes d’un jeu, à des pages de confession, pages de mémorialiste, de méditations en marge du travail artistique et des trompeuses évolutions de l’art, avec des pages de  pénétrantes analyses politiques, réflexions sur l’histoire, des pensées sur les grands hommes qu’il a connus, des réflexions sur l’essence des choses et des définitions du mal, des rêves décrits, des poèmes transcrits.
Ce mélange d’art plastique et d’art littéraire, loin d’être incompatibles, se potentialisent réciproquement, donnent le sentiment d’un résumé, pas seulement de celui d’un artiste et d’une œuvre, mais d’un monde regardé d’une manière holographique, sévèrement circonscrits dans l’espace et le temps.
Où commencer, sur quoi écrire d’abord pour donner une image aussi juste que possible à cette décoction de destin ?
Sans doute, la colonne vertébrale du livre comme celle de l’auteur c’est la peinture, les tableaux, mis au service d’une pensée qui finalement est sortie du cadre des arts plastiques, pour se  muer en mots. Mais, même avant d’arriver à sauter par-dessus la frontière entre les deux formes d’expression, la peinture a toujours été pour Cupsa (ou peut-être seulement pendant l’étape rassemblée entre les deux couvertures du livre) non pas un but en soi, mais un moyen pour modeler et rendre visible des idées. Car chaque toile de Cupsa prouve qu’il a « vu des idées » comme aurait dit Camil Petrescu et qu’en même temps, il essaye en employant d’une manière presque inappropriée les outils du peintre, de faire en sorte que d’autres aussi puissent les voir. Quoi d’autre qu’une telle tentative, d’autant plus risquée qu’elle est troublante, pourrait être ce tableau où l’homme est crucifié sur une statue de la Liberté vieillie ?
Ou, dans « L’impossible effort », la voilure tendue par les vents n’est pas fixée sur les mâts d’un bateau mais sur des rochers subissant la tempête?
Ou « L’homme qui rêvait de partir » profil immergé, ayant comme coiffe un bateau à voilure déployée.
Ou « Échelles fleuries » par l’absurde car l’échelle est faite de bois sec.
Ou, le peintre à cheval, palette à la main, épée cassée dans la main droite qui aurait dû tenir le pinceau.
Ou le peintre agenouillé, les bras détachés du corps, continuant têtu à garder palette et pinceau.
Ou le tableau représentant une échelle issue d’un tronc d’arbre, traversant sans s’arrêter les couches de nuages ou montagnes pleins de couleurs, pénètre vers le ciel qui au-delà des nuages, est noir….derrière chaque image, certaines d’une savante complexité, d’autres d’une simplicité et rigueur presque scientifique, on trouve une idée purement et simplement devenue image, ou subtilement transformée en métaphore du premier, second ou troisième degré. Mais la métaphore est une figure de style appartenant à la littérature, non pas aux arts plastiques, et le peintre qui l’emploie sur la surface rectangulaire de la toile peinte, même sans user de paroles, devient écrivain. Ainsi la façon dont dans le livre, après la reproduction d’une toile suit un essai ne produit pas un choc, mais la sensation agréable même si elle étonne, né d’un enchaînement d’idées, dans une démonstration convaincante en transmettant des vérités difficilement formulables.
« La raison d’être de la peinture doit être au-delà d’elle-même »… dit cet étrange théoricien, que j’avais entendu dire dans un musée : L’histoire de l’art est l’histoire de sa décadence. » et depuis, chaque fois que je parcours l’un des musées du monde, devant la succession des merveilles et malgré l’admiration que j’éprouve devant les chefs d’œuvres des quatre ou cinq derniers siècles, je ne peux pas ne pas me souvenir de cette observation profondément masochiste et ne pas lui reconnaître un troublant fond de vérité.
« Je ne peux concevoir la peinture autrement que comme un acte de foi. Malheureusement la porte de l’atelier franchie, elle devient dans le meilleur des cas phénomène culturel, sinon moyen de propagande politique, ou tout simplement marchandise. » dit-encore cet artiste qui n’a pas pour habitude ni de se flatter lui-même, ni de flatter les autres et dont le seul but est d’exprimer l’inexprimable. Parce que l’impression qui persiste, inquiétante, à la contemplation de ses œuvres, est que son but n’est pas la beauté, plus encore, que la beauté lui est indifférente, qu’elle née  comme une réalité collatérale de la tension issue de la volonté de dire l’indicible.
« L’esthétique est cette chose exsangue qui est restée à l’art, après que le sentiment du sacré l’a quittée. » dit-il encore, prenant ses distances par rapport aux constructions théoriques qui poussent dans les cendres.
Quand il quitte ses pinceaux pour prendre la plume, Cupsa devient un analyste subtil et contestataire, tournant son regard sombre avec le même scepticisme et manque de complaisance sur l’art et l’histoire. Le texte sur Jan Pallach, les essais sur « Katyn », « L’homme nouveau » ou « Du côté d’Elseneur », sont d’amples plaidoyers contre le Mal qui, entre crime et laideur, contiennent le déploiement de l’ensemble des forces opposées à la Kalokagathia*. Du point de vue littéraire, ils contiennent des fragments de prose, comme, « Lumière de Voronetz », ou le texte où il aborde l’amour qu’il porte aux chevaux, ou le texte final, « À l’écoute du crépuscule», de vrais poèmes comme des auréoles qui illuminent parce qu’elles n’arrêtent pas de vibrer.
Et puis, il y a les portraits, les portraits faits de mots construits par touches désespérées mais étonnantes, choisis avec l’intention de ne  pas être exclusivement évocateurs, mais d’avoir aussi du sens, les portraits de Cioran, Eliade, Comarnescu, Cusa, Apostu, portraits nettoyés par la nostalgie de toutes les impuretés et dans lesquels même les aspects douloureux tellement troublants dans les autres portraits, cette fois ci ceux du grand dessinateur, sont évoqués à la lumière du souvenir.
J’ai été particulièrement heureuse à l’évocation de la personnalité de Ion Cusa, l’un des plus vivants, des plus efficients esprits de l’exil roumain des années ‘60/’70, éditeur et typographe, inventeur de revues et sponsor d’idées enthousiastes, comme je fus touchée aussi puisque j’ai retrouvé mes propres impressions, par le modelage du portrait de Mircea Eliade, fait de sagesse, d’orgueil et de fatigue.
Il y a encore un portrait d’une tout autre nature, pas tant celle d’un artiste mais celle d’une époque qui le contient : le portrait de Lawrence Olivier décrit dans une parution TV, où il faisait l’apologie d’un appareil photo : Il a dit son texte avec le même regard pénétrant un peu halluciné, avec la même voix posée, avec laquelle il disait naguère « to be or not to be ». C’est ainsi que l’auteur finit sa pilule amère contenant tristesse, étonnement, amertume, difficiles à départager.
Je n’aimerais pas finir ces notes – qui ne sont nullement une chronique  professionnelle ou un jugement de valeur objectif et détaché ; elles représentent d’avantage la description de mes réactions devant l’œuvre que je regarde, que  la description de ladite œuvre – avant de parler de l’art de dessinateur du peintre Cupsa. Art hors du commun non seulement par l’extraordinaire maîtrise du métier, mais en même temps par le paradoxe de sa découverte à côté de l’abstraction de certaines surfaces peintes. Comme Dali, Cupsa se permet des découpages par la couleur des concepts nonfiguratifs, seulement après avoir démontré qu’il sait dessiner comme Leonardo. Le cycle « Les horreurs de la guerre » est une suite bouleversante de portraits, non pas des figures imaginées, mais des représentations d’hommes vivants, dans la douleur desquels le foret de l’artiste pénètre en profondeur.
Artiste complexe et complet, (s’il avait été grec ancien il aurait dû vénérer plusieurs muses), Victor Cupsa est la parfaite illustration de la croyance des anciens chinois : que l’essence de l’art est la même et qu’en apprenant un métier d’art ou un autre, l’apprenti devient peintre, musicien ou poète. De temps en temps – voilà - un artiste peut avoir plusieurs métiers.
Je l’ai connu à Oradea où, étant élève, j’appris qu’un jeune peintre de notre ville avait eu du succès à Bucarest. Quelque chose de ce sentiment d’orgueil naïf et absurde m’accompagne même aujourd’hui quand j’écris sur cet album paru en France, illustrant avec éclat un destin dont je connais les racines ; que ces racines continuent à exister vivantes et douloureuses est largement prouvé par l’impressionnant « REQUIEM » triptyque dédié aux victimes de la catastrophe que représente le communisme dans tous les pays où il a exercé le pouvoir. Une œuvre qui trouvera sa quiétude sur les murs du « Mémorial Sighet »**

Ana Blandiana, Revue "Familia", Oradea, Mai 2015.

*Kalokagathia. Kalos et kagathos. Grec ancien. Signification : Beau et bon.
**Mémorial Sighet. Mémorial des victimes du communisme et de la résistance, est un projet conçu et administré par la « Fondation Academia Civicà ».
Fondateurs : Ana Blandiana et Romulus Rusan.

 

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